Deutéronome 8,1-5
Tout le commandement que je te donne aujourd’hui, vous veillerez à le pratiquer afin que vous viviez, que vous deveniez nombreux et que vous entriez en possession du pays que le SEIGNEUR a promis par serment à vos pères. Tu te souviendras de toute la route que le SEIGNEUR ton Dieu t’a fait parcourir depuis quarante ans dans le désert, afin de te mettre dans la pauvreté ; ainsi il t’éprouvait pour connaître ce qu’’il y avait dans ton cœur et savoir si tu allais, oui ou non, observer ses commandements. Il t’a mis dans la pauvreté, il t’a fait avoir faim et il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire reconnaître que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais qu’’il vit de tout ce qui sort de la bouche du SEIGNEUR. Ton manteau ne s’est pas usé sur toi, ton pied n’a pas enflé depuis quarante ans, et tu reconnais, à la réflexion, que le SEIGNEUR ton Dieu faisait ton éducation comme un homme fait celle de son fils.
Marc 1/12-15
Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait : « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile. »
Prédication
Avant toute chose, il importe d’écarter une erreur de compréhension possible. Les tentations du Christ, et avec elles toutes nos tentations, ne sont pas un accident dû à la difficulté du monde, ou aux manœuvres du tentateur. Que cela nous soit difficile à comprendre ou pas, c’est poussé par l’Esprit que Jésus a été littéralement « jeté » dans le désert pour y être tenté. Quand bien même nous récitons maintenant le notre Père en disant « ne nous laisse pas entrer en tentation » pour ne plus laisser entendre que le Père nous soumettrait à celle-ci, le texte biblique dit que l’Esprit y conduit le Fils. Conduire, ne veut pas dire soumettre, mais il reste que la confrontation à la tentation est ici initiée par l’Esprit Saint. C’est poussé par l’Esprit que le Fils va au-devant de la tentation.
Il faut donc recevoir avec étonnement la Parole dans ce qu’elle a d’énigmatique. En effet, l’Esprit, pour le lecteur des écritures, est une force vitale déterminée par la volonté divine. Là où l’Esprit souffle, Dieu accomplit sa volonté afin de réaliser un projet, en vue d’une finalité, d’un aboutissement. L’Esprit n’est pas là pour tenter mais pour édifier. Aussi, l’Esprit nous parle d’un présent travaillé en vue d’un dépassement et de fait, là où il souffle, nous découvrons une réalité inaccomplie, qui ne peut se suffire à elle-même. Genèse 1, l’Esprit souffle mais à la surface d’un Tohu Bohu, d’une masse sans forme et par elle-même aucunement capable de produire quelque fruit que ce soit. C’est la réalité inerte et sans aucune potentialité. Aussi, nous pouvons dire que l’Esprit, par sa sainte présence, révèle d’abord une vacuité, un manque essentiel. L’Esprit révèle le déjà là d’un monde qui n’a pas reçu son identité, c’est à dire la possibilité de se comprendre, de se reconnaître devant Dieu. De même, dans la nouvelle alliance, c’est dans l’effusion de l’Esprit que nous nous découvrons notre identité, à savoir que nous sommes frères et sœurs de Christ, et fils et filles d’un même Père céleste.
L’Esprit, en tant que force vitale de Dieu, nous épure, nous émonde dit aussi Jésus, pour nous faire advenir dans sa Parole. L’Esprit nous déconstruit autant qu’il nous construit, nous vide autant qu’il nous remplit, dans la mesure, où, en premier lieu il nous révèle à notre propre vacuité. Rappelons-nous le témoignage de Paul, qui considérait tout ce qui le faisait comme perte au regard de Christ. Dans ce passage il y a une zone de turbulence, un vide que j’appelle le non-sens. L’Esprit nous conduit sur cette route et sur ce point de passage où, entre perte et découverte, l’incompréhension semble tout envahir. Mentionnons encore Paul qui, au cœur de sa conversion a fait l’expérience de la cécité, de l’obscurité, de l’incompréhensible. Et c’est ce que je reconnais ici dans le témoignage de Jésus-Christ.
Baptisé, c’est rempli d’Esprit Saint que Jésus est conduit au désert. Or le désert est le lieu où le peuple juif a été éprouvé. Je mentionne au passage que les verbes « éprouver » et « tenter », dans le grec comme dans l’hébreux sont les traductions d’un même mot. Ce sont les traducteurs qui, en traduisant vont choisir l’un ou l’autre de ces verbes. Et si, d’une façon assez générale, ils ont choisi le mot « éprouver » pour parler de l’expérience d’Israël au désert, c’est que celle-ci est fondamentalement constructive. L’épreuve c’est ce qui éprouve la vérité et la rend visible. Pour le peuple hébreu, le désert est un chemin d’apprentissage. C’est au désert qu’Israël a reçu la Loi pour vivre un passage, cette transition délicate dont je parlais à l’instant. Entre l’esclavage et la terre promise, il faut du temps pour désapprendre ce que l’on a été et se redécouvrir dans la grâce de Dieu. Oui, désapprendre ce que l’on a été n’est pas facile. Dès les premières difficultés, le peuple hébreux a regretté sa vie en Égypte. Nostalgie, ou plutôt réécriture de l’histoire qui regrette les marmites pleines de viandes en omettant les chaînes, le fouet et son cortège de souffrances. Il faut du temps pour entrer dans le chemin de vie que Dieu propose, et le reconnaître comme sien. Aussi pour éduquer son peuple, pour le conduire dans cette vie nouvelle, vie libre et prometteuse, le Seigneur a donné une Loi, ou plus précisément, il a révélé à son peuple cette Loi qui balisera la route vers la terre promise. Il y a donc encore du chemin à parcourir, mais le Seigneur n’abandonne pas son peuple, il lui parle, il fait alliance, il donne une Loi, bref, il le bénit. Et dans le texte du Deutéronome que je nous ai lu, Moïse, en guise de testament, recommande à Israël de se souvenir comment, durant tout cette expérience du désert, il n’a manqué de rien, il n’a souffert de rien, du fait de la providence divine.
Alors, si dans le désert Israël a été éprouvé, à aucun moment Dieu n’a fait défaut. Conduit par l’Esprit le peuple de Dieu a pu se construire dans un face à face avec le Seigneur. Dans l’évangile c’est une autre histoire. Jésus empli d’Esprit Saint est conduit, il va devoir maintenant se construire lui aussi dans son identité de fils de Dieu. Le désert nous semble être naturellement le lieu le plus propice, comme mise à l’écart, pour entrer dans cette découverte de soi devant Dieu. Sauf que, dans l’évangile, Dieu n’est pas là, en tous cas il n’est pas perceptible. Dans l’expérience d’Israël, tout est révélation, la mer qui s’écarte, l’eau qui sort du rocher, le feu et le tonnerre sur le mont Sinaï, la manne et les cailles comme nourriture … La dureté du réel est constamment transfigurée par la grâce. Dans l’évangile c’est le silence de Dieu. Pas de parole, pas de signe quelconque, rien à quoi pouvoir se raccrocher.
Une absence d’autant plus cruelle, qu’un autre prend alors toute la place : le Satan, l’accusateur. Nous le découvrons ici, à cette heure décisive, où l’homme nouvellement baptisé et empli d’Esprit doit habiter son identité nouvelle. Si le désert est le lieu symbolique où l’homme s’interroge face à Dieu, où il entre en lui-même et commence à se comprendre devant le Dieu unique, alors nous devons reconnaître la présence du Satan, comme l’accusateur, celui qui conteste la possibilité de se comprendre devant Dieu et de percevoir la filiation promise. D’ailleurs dans les évangiles de Matthieu et Luc, le Satan commence toujours son dialogue avec Jésus en l’interrogeant « Si tu es le Fils de Dieu … fais ceci ou cela », remettant en question son identité de Fils de Dieu révélée au baptême. Au désert Israël était seul face à Dieu. Au désert, Jésus est seul face à celui qui conteste Dieu et sa volonté. Le désert pour le Christ est une passion avant l’heure, un Golgotha avant l’heure, le face à face entre l’homme appelé par Dieu est celui qui combat Dieu et son projet d’amour pour l’homme.
Mais ce n’est pas encore la passion, car ici Dieu parle, il se révèle. Et le propre de cette Parole, nouvelle, est qu’elle ne se fait pas entendre, elle ne se dit pas dans des mots. Il s’agit d’une parole bien étrange qui se laisse voir. Pour entendre ce que dit Dieu, il faut regarder. Regarder quoi ? Des bêtes sauvages qui ne portent pas atteinte à Jésus et qui ne peuvent qu’évoquer la promesse du prophète Esaïe lorsqu’il parlait du règne de Dieu. Il annonçait qu’alors, le loup et l’agneau, le nourrisson et la vipère cohabiteraient en confiance. L’intuition du règne de Dieu pour Esaïe est la fin de toute violence (Es 11/6). Oui il faut regarder encore. Regarder quoi ? Des anges qui servent le Seigneur. Le Père qui prend soin de son Fils comme il le fit pour Elie, avant que ce fils, lui-même ne se mette au service des humains en livrant sa vie (Mc 11/42) La Parole qui se fait entendre, sans se dire par des mots, c’est la Parole faite chair. Ce qui parle, ce qui nous parle, c’est la chair même de Jésus. Là où toute possibilité de se comprendre devant Dieu et d’avancer en confiance semble être mise en question, combattue par l’accusateur, Dieu manifeste sa fidélité, Dieu montre qu’il règne, qu’il prend soin de l’humain, en prenant soin de son Fils. Dieu protège et nourrit son fils, il le sert, renvoyant le Satan à son impuissance, voilà le signe de la puissance divine.
Un philosophe, Heidegger a construit sa philosophie en expliquant que ce qui fait l’existence c’est le sentiment d’avoir été jeté dans la vie, qui plus est une vie marquée par la mort, et le fait de devoir en faire quelque chose. Son propos me parle parce qu’il me rappelle que la vie, par elle-même, ne donne pas, ne produit pas du sens. L’être est jeté dans l’existence et il doit trouver du sens par lui-même. L’être est jeté dans la vie comme Jésus est, dit le texte, jeté dans le désert. Dans cette situation extrême, la tentation suprême, chez Marc, n’est plus celle du pain, du pouvoir ou de la puissance, mais celle du renoncement. Comment pourrait-il en être autrement dans ce lieu hostile, qui ne propose aucun sens et qui est occupé par « l’Accusateur » ? Le renoncement, c’est aussi ce dont parlait Paul Tillich lorsqu’il définissait le cynisme. Pour lui, le cynisme est le refus de croire qu’il existe des critères de vérité, des valeurs possibles sur lesquels s’appuyer et enfin la possibilité de donner du sens à la vie. Tillich définissait le cynisme comme le refus de toute idée de vérité, valeur ou sens. Voilà qui parle à notre société hyper critique. Mais il faut aussi entendre la période où Tillich écrit cela, au début des années 50 après l’effroyable guerre mondiale, comme si après la tragédie, plus rien dans la vie ne pouvait faire sens, comme si, après que le mal ait atteint une dimension universelle, planétaire, plus rien ne pouvait être tenu pour valable.
Voilà qui nous parlera à nous génération traumatisée par une pandémie planétaire. Et demain, de quoi sera-t-il fait ? Tout me parle de crises comme si rien de neuf et paisible ne pouvait être vécu. Dans l’évangile que nous avons lu, le mal semble avoir pris toute la place, mais Dieu lui résiste, en prenant soin de son fils. L’opposition de Dieu au mal n’est pas une réponse philosophique, théologique. C’est un acte d’amour qui fait sens et qui donne du sens. Nous résistons au mal, nous donnons du sens à une vie qui semble être jetée dans une réalité absurde en posant des actes d’amour. S’y refuser, c’est renoncer. S’y essayer, c’est manifester le règne de Dieu. Amen.