Jean 12,20-26 L’heure est venue d’être authentiquement soi-même. X.Langlois. 21 mars 2021

Lectures 

Jean 12

20Il y avait quelques Grecs qui étaient montés pour adorer à l’occasion de la fête. 21Ils s’adressèrent à Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée et ils lui firent cette demande : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus. » 22Philippe alla le dire à André, et ensemble ils le dirent à Jésus. 23Jésus leur répondit en ces termes : « Elle est venue, l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. 24En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. 25Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. 26Si quelqu’un veut me servir, qu’il se mette à ma suite, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera.

Hébreux 5

5Le Christ également ne s’est pas accordé lui-même l’honneur d’être grand-prêtre. Il l’a reçu de Dieu, qui lui a déclaré : « C’est toi qui es mon Fils, à partir d’aujourd’hui je suis ton Père. » … 7Durant sa vie terrestre, Jésus adressa des prières et des supplications, accompagnées de grands cris et de larmes, à Dieu qui pouvait le sauver de la mort. Et Dieu l’exauça à cause de sa soumission. 8Bien qu’il fût le Fils de Dieu, il a appris l’obéissance par tout ce qu’il a souffert. 9Après avoir été élevé à la perfection, il est devenu la source d’un salut éternel pour tous ceux qui lui obéissent. …

Prédication 

Le temps qui nous sépare de la passion du Christ se rétrécit et grandit devant nous le mystère de la souffrance et de la mort. C’est un iceberg que cette question qu’adresse la souffrance à la condition humaine. Dès le premier jour de sa vie l’homme est assez vieux pour mourir dit Heidegger, dès le premier jour de sa vie, cette mort plane comme une ombre au-dessus de l’être humain. Ombre avec laquelle il doit apprendre à vivre, finitude avec laquelle il doit bien faire quelque chose. 

Mort paisible au crépuscule d’une vie bien remplie et heureuse, ou mort injuste, douloureuse ou frappant la jeunesse ; jusque devant la mort nous sommes inégaux. Et c’est probablement la disparité de ces situations qui nous a rendus humbles et économes en explication pour rendre compte de la souffrance. La mort dit-on aujourd’hui, est un mystère, plus encore un non-sens que l’on ne peut décrypter mais qui nous renvoie à la finitude de l’existence. En Luc 13, Jésus affirme devant les hommes écrasés par l’effondrement de la tour de Siloé, que ces victimes n’étaient pas plus coupables que les autres, mais que tous devaient se convertir. La fin nous pose la question du sens que nous donnons à notre vie. Nul ne sait quand il sera appelé, il importe de faire quelque chose de sa vie. 

A rebours de ce discours, j’entends les propos de la lettre aux Hébreux ainsi que l’évangile de Jean. L’un et l’autre nous parlent de la mort de Jésus, une mort qui doit venir pour l’évangile, une mort qui a eu lieu pour l’épître, mais en rationalisant cet événement par un discours hautement théologique. Nous ne sommes plus devant le mystère du mal, devant son aberration, mais devant la réalisation d’une volonté divine acceptée par le Fils. Bien que Fils, il a appris l’obéissance, à travers les cris et les larmes, dit la lettre aux Hébreu. La notion d’obéissance indique la volonté d’un plus grand à laquelle il faut se soumettre. Si ce terme peut être dévoyé dans une forme autoritaire, dans une juste relation, l’obéissance, (à ses parents, à son instituteur, à Dieu), est ce qui permet de grandir et de devenir un homme ou femme fait. Écoute Israël, tance régulièrement la Parole ; « écouter » dans la Bible veut dire observer, obéir, s’inscrire tout entier dans une parole. Vaste témoignage qui nous fait reconnaître l’obéissance comme un outil pour avancer et grandir.

La mort de Jésus s’inscrit dans cette observance, elle est obéissance au Père, obéissance par laquelle Jésus va totalement s’accomplir comme Christ. L’heure est venue dit Jean, l’heure de la croix, et non de la résurrection ce qui est d’importance et j’y reviendrai, l’heure où le Fils va être glorifié. Dans le quatrième évangile, la Croix n’est pas tout entier scandale, elle est glorification. En cette heure le Père glorifie le Fils et le Fils glorifie le Père. La gloire, c’est la présence de Dieu qui se fait sentir, qui se fait perceptible. Quand Jésus dit qu’en cette heure il va être glorifié par le Père, il nous dit que le Père va se révéler dans sa sainteté, sa vérité et son amour pour les êtres humains à travers son fils à la Croix. La croix est l’heure où le Père glorifie le Fils, l’heure où à travers le fils il manifeste la puissance de son amour et l’infini de son pardon. 

Et j’en suis donc avec cette idée totalement contradictoire, celle d’un Dieu qui montre sa puissance, son amour et sa victoire, à partir d’un lieu, la Croix, qui offre à nos yeux le spectacle d’un retentissant échec, du refus de cet amour, d’une incompréhension totale de la mission du Christ. C’est à la croix que le christ est glorifié, c’est à la croix qu’il est élevé dit Jean, mais comment un même signe peut-il être à ce point contradictoire ? Et la question est d’autant plus importante que, si le sacrifice du Christ est unique, dans ce passage à travers la Passion un appel nous est adressé. Là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Le disciple est appelé par le crucifié, à une dépossession de lui. Dans cette parole contradictoire, une place nous est assignée. Paul le dit à sa manière dans sa lettre aux Galates 2/20 : Avec le Christ, je suis un crucifié ;jevis, mais ce nest plus moi, cest Christ qui vit en moi. La croix du Christ fait naître son disciple à un certain mode d’existence. 

Or le problème, pour méditer ce mode d’existence, c’est qu’il n’y a rien à voir, car cette heure est celle durant laquelle le Christ va être totalement dissimulé aux yeux des hommes. Des hommes qui, comme les grecs de notre texte veulent voir Jésus et auxquels le Christ répond que le Père va glorifier son Fils d’une façon qui échappe complètement aux regards humains.  Au risque de réduire la parole de l’Évangile, je dirais que quand des hommes veulent voir, Jésus leur répond que l’essentiel leur échappera. Il le dit aussi ailleurs dans l’évangile de Jean : Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps et vous me verrez … je vais au Père dit Jésus en Jean 16/17. Le Christ ne se refuse pas aux hommes, mais il leur annonce que pour aller vers le Père, ils vont le perdre de vue. 

Ma question est donc d’essayer de comprendre pourquoi est-ce qu’il n’y a plus rien à voir ni à comprendre. Je me pose la question même si j’ai déjà une réponse. Cette gloire ne peut pas être reconnue par un regard humain. Pour reconnaître ce que Dieu fait et l’accueillir, il faut un regard illuminé par la foi, qui ne sera possible qu’à partir de Pâques. Sans l’Esprit-Saint, cette croix n’est que pure souffrance et non-sens. Avec l’Esprit Saint, elle peut être reconnue comme le lieu où le divin nous rencontre et nous sauve. L’homme naturel ne peut pas lire l’événement de la croix, seul le regard éclairé par la foi peut reconnaître ce qui se passe et tomber à genoux. Cette glorification est un mystère que seule la foi peut lire. 

Pourtant des hommes ont suivi Jésus avec foi, à commencer par les disciples. De plus rien ne nous est dit des motivations de ces grecs, et rien ne nous interdit d’imaginer chez eux, des intentions spirituelles profondes et sincères. Mais voilà, le Christ échappe à tout être et son mystère semble impénétrable, même aux hommes les plus spirituels. Ce qui veut dire que la Croix, en tant que Parole de Dieu, s’oppose à la parole des hommes, aux pensées humaines comme à leurs pensées religieuses. Il y aurait une incompatibilité entre ce que Dieu a à dire aux hommes et ce que les hommes attendent de la parole divine. Dieu parle, mais si les hommes n’entendent pas, c’est qu’ils voudraient peut-être entendre autre chose. 

De ce point de vue, nous pourrions faire mémoire de toutes les frustrations qu’ont éprouvées les disciples quand Jésus s’est tenu à l’écart de ce qu’ils attendaient de lui. 

Quand ils demandent qu’un feu descende du ciel pour foudroyer les samaritains, Jésus leur dit non. Quand Pierre veut lui épargner la Croix, Jésus lui dit non. Quand ils veulent renvoyer les foules plutôt que de partager leur pain, Jésus leur dit non. Quand la mère de Jacques et Jean demande à ce que ses fils soient à sa droite et à sa gauche, Jésus lui dit non. Quand Pierre, tranche l’oreille de celui qui veut arrêter le Seigneur, Jésus lui dit non.

La Parole de la Croix heurte d’abord les disciples, car elle s’oppose à leurs fausses images de Dieu. Encore une fois Paul le dit en 2 Co1/2 Car jai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. Ici, il ne parle pas du ressuscité, parce qu’il sait bien que c’est la croix qui est scandale pour les uns et folies pour les autres. 

Par la Croix, Jésus se refuse, se dérobe aux rôles qu’on veut lui assigner. Il n’est pas ce Dieu vengeur, qui fait tomber le feu, il n’est pas le Dieu du groupe des privilégiés contre les foules qui ont faim, il n’est pas le Dieu qui justifie l’injustice, la violence, l’affirmation d’un être sur un autre. Il est ailleurs, dans le refus de la domination et dans le pardon jusqu’à l’extrême. Jésus s’affranchit des rôles dans lesquels on veut l’enfermer, il choisit la liberté et l’amour. La Croix révèle l’image de Dieu qui prend à rebours les fausses images de Dieu, qui en général correspondent à des intentions tout à fait humaines. 

Ainsi, pour accomplir son rôle, sa mission en faveur des hommes, Jésus doit devenir un étranger aux yeux de tous, il doit leur devenir totalement incompréhensible. Il doit leur échapper totalement, car le regard des autres est une entrave, leurs attentes erronées une tentation.

Il vaut peut-être la peine de porter en nous cette question. Peut-on rester vraiment soi-même au milieu des autres ? Ne sommes-nous pas, bien souvent dans l’obligation de tenir un rôle pour répondre à toutes les attentes qui nous assaillent ? D’autres personnes illustres ont porté cette question. Montaigne parlait de la vie en société comme d’une farce, Rousseau a fait le choix des promenades solitaires comme seule possibilité pour être soi-même. Et pourtant, sans l’autre l’existence ne serait pas possible. Sans personne qui me dirais « tu » je ne pourrais dire « je », « moi ». Il faut que quelqu’un me parle pour que je me découvre comme un sujet pensant et comme une personne, dit Kant. 

Alors, comment considérer l’autre, comme celui qui m’empêche ou celui qui me construit ? Les deux. Et parce que l’autre est à la fois celui qui m’empêche et me permet, le défi n’est pas d’optionnaliser l’autre, mais d’apprendre à être vraiment libre et rester soi-même au milieu des autres. Christ est resté lui-même, fidèle à la volonté du Père, en dépit de ce qu’attendait de lui les autres, mais au milieu des autres et en faveur des autres. Christ ne s’est pas enfermé dans les rôles que les hommes voulaient lui assigner, mais sans abandonner ces mêmes hommes, au contraire ! C’est même en refusant d’être ce que l’on voulait qu’il soit que le Christ a pu donner le meilleur aux hommes : le salut authentique. C’est en refusant ces rôles qu’il offre une relation vraie et qu’il communique la vérité. C’est en leur échappant et en restant lui-même que le Seigneur a manifesté son amour, même si cette liberté aura été payée d’un grand prix. 

Demeurer soi-même au milieu des autres mais sans mépris des autres, voilà la crête sur laquelle il faut tenir. Qui dit « crête » dit « péril », mais en Jésus Christ le péril est dépassé. Jusqu’au bout il est resté lui-même en faveur des autres, voilà où il nous appelle à nous tenir. Qui cherche vraiment cette liberté, devra renoncer à séduire, à choquer, ou se retirer. Le chemin est ouvert, ce chemin qui nous enseigne que, rester soi-même, est peut-être la base de tout amour et toute relation vraie. Ce chemin, conquis par le Christ est maintenant notre promesse. Là où il est, dans cette authentique liberté, il nous assigne une place. Amen. 

Jean 12,20-26 L’heure est venue d’être authentiquement soi-même. X.Langlois. 21 mars 2021
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